Alain Grignard est brutalement décédé le 5 juillet 2023, à Lisbonne.
Voici ici le texte de l’éloge funèbre qui lui a été rendu lors de ces obsèques, pour ce qui touchait à son activité universitaire, par Michaël Dantinne.
Le CETR perd non seulement un de ses membres fondateurs, mais aussi l’un de ses membres les plus actifs.
Une nouvelles fois, nous présentons nos plus sincères condoléances à ses proches.
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« Quand les choses nous dépassent, feignons de les organiser ». Alain avait le sens de la formule et, celle-ci, il l’aimait particulièrement. Elle s’applique aussi tristement qu’ironiquement si bien à sa disparition… Une disparition brutale. Imprévue. Injuste. Qui nous dépasse par l’abîme qu’elle crée. Feignons alors de l’organiser en lui rendant un hommage totalement légitime.
Si c’est à l’Université Libre de Bruxelles qu’Alain réalise son cursus d’étude, avec notamment un diplôme en islamologie obtenu, sur le tard, en 1992, c’est à l’Université de Liège – « son université » comme il aimait à l’appeler – qu’Alain a professé, pendant 20 ans. En 2003, il devient maître de conférences, puis, à partir de 2007, il est désigné chargé de cours adjoint, et, en 2015, il hérite, enfin, d’une suppléance de cours.
Au sein de la Faculté de Droit, de Science Politique et de Criminologie, Alain déploie initialement ses ailes auprès du Département de Science politique, et notamment aux côtés du Professeur Petermann, avec lequel il collabore, tant à l’échelon national qu’international, pendant plusieurs années. Alain avait la charge de deux enseignements :
- Séminaire de géopolitique du monde arabo-musulam
- Eléments d’introduction à l’Islam politique
Ce derniers cours est, incontestablement, celui auquel Alain tenait le plus. Son intitulé mérite qu’on y s’attarde car, à lui seul, il résume une partie de la personnalité de celui que nous pleurons aujourd’hui. « Eléments d’introduction à l’Islam politique »… Pas « Introduction à l’Islam politique ». Et encore moins « Islam politique ».
En effet, Alain avait indéniablement le sens de l’humilité, celui des grands, considérant qu’il ne pouvait donner accès qu’à quelques éléments d’introduction à une thématique qu’il jugeait éminemment complexe. Tous ceux qui ont collaboré avec lui savent à quel point Alain n’imposait rien, écoutait beaucoup, parlait assez peu. Alors qu’il avait pourtant énormément à dire, lui qui était un authentique érudit, un boulimique de bouquins (chaque semaine, il me conseillait 2 ou 3 lectures), au point de se créer une remarquable bibliothèque dans laquelle il engloutissait, de son aveu, une bonne part de ses économies.
L’humilité et la simplicité d’Alain, lui qui était une authentique « ceinture noire » dans son domaine – pour reprendre ici une autre expression qu’il affectionnait – le rendaient aussi attachant qu’atypique dans un monde académique où ces vertus font souvent défaut.
Depuis une dizaine d’années, Alain avait trouvé un autre point d’attache universitaire au sein du Département de criminologie que j’avais, à l’époque de son arrivée, le privilège de présider. C’était un aboutissement logique, au vu de son expertise en matière de terrorisme, mais certainement pas la fin de quelque chose. Au contraire, ce fut le début d’une série de nouveaux projets. Alain fut ainsi, et notamment, parmi les membres fondateurs du Centre d’Etude sur le Terrorisme et la Radicalisation (CETR). Comme toujours, il ne se limita pas à mettre son nom sur la plaque, mais il fut d’une remarquable et remarquée activité.
Ainsi – autre formule qu’il aimait beaucoup-, il alla « vendre sa marchandise » au quatre coins de la Belgique et, au-delà, dans un ensemble de formations dont la liste ici serait bien trop longue. Dans les temps aussi tumultueux que préoccupants que nous vivons, Alain considérait comme un devoir de sensibiliser, de former, d’informer, pour éviter les contre-vérités et autres dérives qui l’inquiétaient bcp, il en parlait encore tout dernièrement. Et il expliquait sa quasi obstination à se multiplier par un autre de ses mantras : « Il faut être dans le neuronal et pas dans l’hormonal ».
Tout cela, Alain le faisait toujours la même bonhommie, toujours avec la même générosité. Générosité… La plupart des activités universitaires que je viens d’évoquer, Alain les a réalisées gratis pro deo. Un jour, je m’en souviens très bien – et ceux qui le connaissent le reconnaîtront bien là-, il me demanda, après avoir très longuement tourné autour du pot, s’il pouvait demander un remboursement de ses frais de déplacement d’Anderlecht vers Liège pour les cours qu’il dispensait gratuitement. Les autorités compétentes lui refusèrent ce dédommagement mais cela n’entama nullement la motivation d’Alain qui, in fine, perdait de l’argent pour le plaisir de partager ses connaissances. Avec lui, l’expression « donner un cours » prenait tout son sens.
Sa casquette académique permit aussi à Alain de devenir, en raison des mêmes qualités de compétence, de disponibilité et de simplicité, un point de référence pour les médias belges et étrangers. Je voudrais ici évoquer les innombrables marques de sympathie et d’émotion que j’ai reçues de journalistes que nous connaissions tous deux. Le fait que tous les médias aient fait écho à sa disparition témoigne qu’il était, pour eux, et vraisemblablement aussi pour ceux qui les lisent, écoutent et/ou regardent, quelqu’un de de très important et d’irremplaçable.
Impossible de ne pas faire écho à la manière dont Alain était avec ses étudiants. Il était très soucieux du traitement qui leur était réservé. C’était la marque d’un humanisme aussi concret qu’indéfectible, car Alain était bien plus dans les actes que dans les mots. Il détestait qu’on rudoie les étudiants, et se il se démenait parfois littéralement pour eux. A la fin de ce mois d’avril, alors qu’il avait connu un gros souci de santé, Alain avait ainsi insisté pour tenir sa place au sein d’un séminaire à destination de nos étudiants de master en criminologie que nous avions conçu ensemble, alors que ce n’était médicalement pas raisonnable. Alors que j’étais absent le jour J, il m’envoya plusieurs sms dithyrambiques quant à la prestation des autres orateurs, s’oubliant au passage, lui qui fut pourtant à la base du succès de la journée. Moins d’une semaine avant son décès, Alain était membre du jury d’un TFE en criminologie. Face à un étudiant qu’Alain appréciait beaucoup parce qu’il avait su le toucher par son histoire et sa personnalité, Monsieur Grignard, comme l’appelaient les étudiants, me téléphona chaque jour qui précédait la défense : « Monsieur Dantinne ? Alors, tu as enfin lu le mémoire ? Il faut qu’on en parle !». A un point tel que que je l’avais menacé de déposer plainte pour harcèlement. Sans trahir de secret, je peux vous certifier que, lors de la délibération, l’étudiant n’aurait pu rêver d’un meilleur avocat.
Plutôt que de multiplier mes propres mots pour évoquer le rapport d’Alain à ses étudiants, laissez-moi ici vous lire ceux d’une étudiante : ils résument – je le pense – ce que beaucoup ont ressenti à l’annonce de sa mort:
« C’est avec tristesse que je viens d’apprendre le décès d’Alain Grignard, je sais que c’était un bon ami à vous et qu’en plus d’être un excellent professeur et une très belle personne, il vous était très proche et cher.
Je vous remercie de m’avoir offert la possibilité de passer quelques moments avec lui, il m’a appris beaucoup de choses. Je tiens à vous présenter toutes mes condoléances. »
Mesdames, Messieurs, l’Université a perdu un grand enseignant.
Les étudiants ont perdu un professeur indispensable, exceptionnel, apprécié, admiré.
Et d’autres, comme moi, comme vous, ont aussi perdu un ami très proche.
Avec Alain, nous plaisantions souvent au sujet de la mort, car nous étions compagnons d’infortune des soucis de santé. Je ne pensais cependant pas qu’il irait jusqu’à joindre les actes à la parole lorsqu’il me disait qu’il partirait avait moi. En tous cas, pas si tôt, pas si vite, pas si loin.
Pour tant bien que mal panser la douleur, j’essaye aujourd’hui de me réjouir qu’Alain ait désormais percé le plus grand mystère de la vie, celui de la mort. Alain, je sais que tu ne m’entends pas, mais je te le dis quand même : tes coups de fil quasi quotidiens, nos échanges aussi riches que drôles, et même ton sempiternel jeu de mots pourri avec lequel tu concluais chacun de nos appels, « On se tient au Coran », tout cela me manque et me manquera terriblement. Tu nous manques et nous manquera terriblement.
Comme je le disais initialement, tu aimais les formules alors en voici une pour refermer cet hommage, je n’en trouve ni de plus vraie, ni de plus belle : « Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants ».